saccades (2009), éditions Yellow Now

Amaury da Cunha n’a guère de goût pour les paysages. C’est aux « choses » qu’il s’intéresse, au sens le plus large du terme : hommes et papiers journaux, vieilles dames et manteaux abandonnés, boîtes aux lettres. Et ces choses, pense-t-il, ne se révèlent qu’arrachées à leur paysage, à leur décor familier. Il s’agira donc presque toujours, pour le photographe qu’il est, de “décadrer” son sujet, c’est-à-dire de le débarrasser du cadre familier qui bride ses possibilités d’expression propre.

Cela ne suffit pas toutefois. Il faut encore défaire la chose de l’image toute faite qu’elle donne d’elle-même. C’est pourquoi le photographe l’aborde le plus souvent par derrière, ou de côté, toujours par surprise. Parfois, il n’en retient qu’une partie, voire un simple fragment. L’angle et le moment sont inattendus, l’objet ainsi capturé entièrement vulnérable. D’autant plus vulnérable que, généralement, ce dernier n’a pas l’habitude des premiers rôles : crâne de vieillard appuyé sur un siège d’autocar, détritus négligeable, paire de jambes banale dans son pantalon en jean, crochet métallique…

Certains auraient profité de cette démonstration de faiblesse pour se livrer à des critiques faciles -– complaisantes rengaines dénonçant l’envers de tout décor, les dessous nécessairement glauques du réel. Cette idée n’effleure même pas Amaury da Cunha, qui prend spontanément le parti inverse. De ces choses désemparées, il tire une beauté et une émotion inédites, devant lesquelles il s’incline. Ce paradoxe fait toute la valeur de son travail : s’il dépouille son sujet, c’est pour mieux en révéler et célébrer la grandeur secrète. Citons, au hasard du regard, quelques-unes de ces révélations : tel pied de vieille dame ne s’attendait pas à être ainsi photographié dans le métro d’une ville inconnue : il ne manque pas d’élégance pourtant, ni même de majesté. Telle banderole, repliée sur elle-même entre deux fils suspendus, ne déploie plus ses inscriptions : elle est ainsi privée de sa raison d’être militante. Mais par la grâce de ce retrait, elle se change en un drôle de volatile hivernal. Tel pardessus de clochard oublié de tous sous la neige se paie le luxe de la mélancolie. Telle jeune fille à la pose figée, debout sur la plage en hiver, est écrasée par les falaises qui l’entourent. Un peu voûtée dans son triste manteau noir, elle n’est pas à son avantage. Mais son visage blafard brille comme une lune, et il nous semble alors saisir un reflet de son âme. Telle balle de ping-pong enfin, rebondit mécaniquement sur la raquette du jeune joueur. Et voici qu’elle s’élève dans les airs, jaune comme un bonze en lévitation.

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Les actrices d’autrefois qui nous refusent l’accès de leur loge, prétendant n’être “pas visibles”, sont en réalité extrêmement dignes d’être vues. Et celui qui, bravant l’interdit, pénètre dans leur antre avec un cœur suffisamment pur, un regard suffisamment innocent, en ressort tout chargé d’une émotion nouvelle, celle que procure la saisie de l’expression authentique, sans fards. Cette vérité rebattue, connue depuis longtemps par les photographes à la mode, la force d’Amaury da Cunha est de la généraliser, de l’appliquer à la réalité tout entière, jusqu’à sa dernière chaussette.

P.S. Pareilles scènes, on le voit bien, se suffisent à elles-mêmes. Le problème est que leur auteur ne sait pas se taire. D’où les textes qui forment la seconde partie de l’ouvrage. Fragmentaires eux aussi, ils sont, d’une part, comme l’équivalent langagier des « choses vues » dans la première partie. Ils permettent surtout, d’autre part, de faire la connaissance du photographe. Afin que les images soient rattachées au regard qui en est, non pas la source, mais la destination.